Portrait Alexandre Fednel

Chez moi | Fednel Alexandre

Date

23 Fév 2022 - 27 Mar 2022

Photo : Valérie Rancourt

23 février au 27 mars 2022.
Lecture en direct mercredi 16 mars  17 h 30.
Installation sonore

Extrait de Chez moi

Texte: Fednel Alexandre / Interprétation: Ben / Musique: Mayana / Arrangements sonores: Myrko Poitras

 Je suis un homme. Je suis noir. J’ai grandi en Haïti. Je me suis installé au Québec en janvier 2010. Je suis ce qu’on appelle un immigrant. À l’aéroport de Montréal, après les vérifications d’usage, l’agent d’immigration m’a souri : « Bienvenue chez-vous! ». Ce projet est un récit littéraire dans lequel j’interroge l’expression « chez moi » et ses déclinaisons afin d’explorer tout à la fois mon rapport en tant qu’immigrant à l’espace imaginaire, réel, mythique de l’Abitibi-Témiscamingue et à l’altérité.

Présentation

Je suis un homme. Je suis noir. J’ai grandi en Haïti. Je me suis installé au Québec en janvier 2010. Je suis ce qu’on appelle un immigrant. À l’aéroport de Montréal, après les vérifications d’usage, l’agent d’immigration m’a souri : « Bienvenue chez vous! ». J’ai vécu sept mois à Montréal. Avec mes valises bouclées. Prêt à m’installer dans une région, loin des bruits inépuisables de la grande ville. Je me suis toujours senti perdu dans les grandes villes. Après une déterminante expérience à l’Université Syracuse (New York) à l’automne 2009, j’avais décidé de devenir professeur. En arrivant à Montréal, j’ai donc postulé dans tous les cégeps de région. Celui de l’Abitibi-Témiscamingue m’a embauché. J’ai pris la 117 Nord et j’ai traversé le parc de La Vérendrye sans me poser de question. Je suis arrivé en Abitibi-Témiscamingue en août 2010. J’y ai développé un réseau social et professionnel. Je me suis engagé dans la vie communautaire et culturelle. Je m’y suis même reproduit. Mon fils est aujourd’hui âgé de 7 ans. Bref, j’étais chez moi. Je me sentais chez moi.

Mais un matin de 2015, alors que je m’en allais travailler, j’ai croisé une femme. Je ne la connaissais pas. Je ne l’avais jamais vue. Quand je suis arrivé à sa hauteur, je lui ai souri et je l’ai saluée. Elle m’a crié: “retourne chez vous, câlisse!”. Elle m’a demandé de retourner “chez moi” sans aucune autre entrée en matière. Violemment. Je suis resté interdit un moment, puis je me suis mis à rire, incrédule. La surprise et la violence de l’attaque m’avaient décontenancé et terrassé.

Trois ans plus tôt, en 2012, j’étais retourné en Haïti pour la première fois après huit ans d’absence. Ma plus jeune soeur se mariait. Le voyage s’était bien passé. Mais j’ai été assez perturbé par la manière dont ma mère parlait de moi à ses amies. Elle leur demandait, par exemple, de ne pas faire trop de bruit parce qu’il y avait un étranger dans la maison. Aujourd’hui, avec un peu d’introspection, je réalise que ces trois moments à priori anodins m’ont placé dans une condition d’incertitude.

Personnellement, cette condition d’incertitude me pousse à me questionner sur mon sentiment d’appartenance à l’espace tel qu’il est rêvé, imaginé, construit et habité. J’imagine qu’elle est celle de la plupart des personnes qui ont un lien récent avec l’immigration. Beaucoup de personnes ayant longtemps acquis la conviction qu’elles n’étaient pas immigrantes peuvent s’y reconnaitre aussi. On se pose tous les mêmes questions: Suis-je chez moi ici? Suis-je chez moi ailleurs? Puis-je être ici quand chez moi est ailleurs? Que signifie “chez moi” pour l’autre qui me renvoie chez moi? que signifie chez moi pour moi?

Bref, cette condition d’incertitude fait qu’on ne sait plus où se trouve son point d’attache, surtout dans un contexte marqué par la cristallisation de discours haineux et suprémacistes de groupuscules certes marginaux mais totalement décomplexés.

Cette condition d’incertitude peut provoquer également des drames ontologiques et identitaires. En effet, elle engendre non seulement un questionnement sur mon rapport à l’espace mais aussi sur mon rapport à l’autre. L’autre me renvoie “chez moi”, parce qu’il me perçoit comme un étranger, celui qui est étrange et qui n’est pas comme lui. Mon existence en tant qu’être humain se réduit à sa seule perception conditionnée par ses préjugés, ses fantasmes, son ignorance. Je n’ai pas d’existence en dehors de la manière dont il me voit. Sa perception me réifie et m’enlève toute ma complexité, ce qui lui permet donc de ne pas reconnaitre mon humanité. Mon exclusion de l’espace est donc liée à la perception que l’autre a de moi.

À quel moment l’autre arrête-t-il de me voir comme l’étranger? Puis-je exister dans ma propre perception, ma propre vision du monde? La manière dont je me perçois, la manière dont je me vois, suffit-elle à me restituer mon existence en tant qu’être?

Toutes ces questions alimentent ma réflexion et constituent le point de départ de ma démarche artistique. Celle-ci consiste à explorer ces questions qui sont liées tout à la fois à mon sentiment d’appartenance, mon identité, mon rapport à l’espace et à l’autre afin de leur construire un sens. Comme toute construction de sens se fait dans la rencontre, ma démarche artistique consiste aussi à instaurer un dialogue avec l’autre en vue de se dévoiler et de se découvrir mutuellement dans nos différences, certes, mais surtout dans nos ressemblances. En effet, je crois qu’il y a entre nous plus de ressemblances que de différences. Plutôt que de fonder ma démarche sur une poétique de la différence, je préfère partir de nos ressemblances pour rendre possible la rencontre et envisager le processus de construction de sens à mon questionnement. Cette rencontre est d’abord celle de diverses conditions d’incertitude.

Dans un premier temps, je réaliserai des entretiens avec une quarantaine de personnes ayant un lien plus ou moins récent avec l’immigration. Ces personnes seront réparties en quatre catégories. La première catégorie, d’une dizaine de personnes, constitue ce que j’appelle des immigrants de consentement mutuel. Elle comprendra des immigrants qui avaient le choix entre le Québec et d’autres pays. La deuxième, l’immigration de survie, regroupera des personnes qui ont dû fuir leur pays pour toutes sortes de raisons (humanitaires, politiques, conflictuelles, religieuses, etc.). La troisième, l’immigration de facto, comprend deux types de personnes: 1) celles qui sont nées au Québec de parents originaires d’un autre pays; 2) celles qui ont été adoptées dans un autre pays. Enfin, ma quatrième catégorie sera composée de Québécois “pure laine”. Dans mes entretiens avec ces personnes, nous parlerons de leur sentiment d’appartenance à l’Abitibi-Témiscamingue, au Québec, à leur pays de naissance; de leur rapport à l’Abitibi-Témiscamingue telle qu’elles la perçoivent et l’habitent; de leur identité. J’utiliserai deux formats pour les entretiens: individuellement et en petits groupes. Je crois que c’est important de mélanger les deux types d’entretiens pour faciliter l’exploration des questions qui me préoccupent. Certaines personnes peuvent être inhibées en groupe, alors qu’elles vont me livrer des anecdotes pertinentes individuellement.

Ces entretiens me fourniront un matériau brut que je mettrai en dialogue avec ma propre expérience afin de créer un récit littéraire (50-60 pages) polyphonique porté par un narrateur introspectif. Cette polyphonie représentera la mosaïque des identités et des imaginaires des personnes que j’aurai interrogées, et constituera le premier moment de la rencontre.

Le récit littéraire que j’envisage de produire cristallisera les dialogues entre plusieurs identités, plusieurs imaginaires, plusieurs sensibilités. Il constituera également un médium pour initier le deuxième moment de la rencontre entre moi, l’immigrant, et l’autre. Grâce à cet objet d’art, différents imaginaires continueront à dialoguer pour construire du sens aux thématiques que j’aurai abordées: l’identité, le rapport à l’espace, le rapport à l’autre, la diversité culturelle, l’intégration, etc. L’objet-texte mettra en écho ces différents imaginaires avec le lecteur pour créer une métaphore universelle.

Afin de mener ce projet, je travaillerai avec Hélène Bacquet comme conseillère en écriture. J’ai choisi de travailler avec Hélène Bacquet, car elle a développé une vision artistique ancrée dans l’imaginaire témiscabitibien en tant que directrice artistique et générale du Théâtre du Tandem. Elle a beaucoup réfléchi sur le rapport au territoire dans l’élaboration de sa vision artistique. Certes, je préfère parler de rapport à l’espace, car je trouve que l’espace est exploration des possibles, tandis que le territoire est repli sur soi. Mais l’expertise que Hélène a développée sur le rapport au territoire constituera un point de départ porteur de sens pour mon projet. Hélène Bacquet est également auteure et détentrice d’une agrégation de lettres modernes de l’Université de Lyon et d’une maitrise en théâtre obtenu à l’UQAM. Par ailleurs, immigrante, elle réfléchit sur les thématiques que le projet charrie tout autant que moi. Sa réflexion viendra éclairer la mienne pour l’enrichir et lui ouvrir de nouvelles perspectives.

Dans ce projet, les mots constitueront le médium grâce auquel je créerai les conditions de la rencontre à chaque fois. Au final, avec mon récit, je souhaite amener les lecteurs à réfléchir sur le caractère relatif, arbitraire et irrationnel du sentiment d’être “chez soi”. Comme c’est le cas d’ailleurs de tous les sentiments. Je crois en effet que dire “chez moi” est une prise de position personnelle, intime, individuelle. Il me semble ainsi tout à fait déplacé que l’autre supplée son individualité à la mienne, son intimité à la mienne, en me renvoyant chez moi. Qu’en sait-il réellement? Mon récit littéraire aura un narrateur personnage principal qui ne se contentera pas de tisser les fils du récit. Il réfléchira, fera de l’introspection. Il instaurera un dialogue avec le lecteur en l’interpellant, en en faisant un confident, en partageant avec lui son intimité.

Quand j’aurai fini la rédaction de mon récit, je réaliserai une séance de lecture-spectacle dans chacune des MRC de la région. J’entends par lecture-spectacle une séance où je me mettrai en scène comme sujet-lisant explicitant son processus de lecture. Ces activités donneront l’occasion à la communauté de découvrir le travail et de rencontrer les personnes qui auront contribué à sa réalisation.

En outre, je ferai un montage sonore (1 h 30) qui sera en diffusion pendant un mois au Musée d’art à Rouyn-Noranda. Pour ce faire, je proposerai à dix personnes volontaires que j’aurai interrogées dans mon échantillon de choisir chacune un extrait du récit et de le lire. Ces différentes séquences de lecture seront enregistrées par un arrangeur (Myrko Poitras) qui fera le montage et le mixage. Ces différentes voix aux accents et aux intonations divers incarneront la rencontre des bruits du monde et le projet d’une société multitransculturelle qui se connait.

CRÉDITS

Écriture et conception : Fednel Alexandre
Conseil à l’écriture et à la conception : Hélène Bacquet
Arrangements sonores : Myrko Poitras
Accompagnement musical : Guillaume Laroche
Lecture : Fednel Alexandre, Hélène Bacquet, Mylène Baril-Mantha, Valentin Brin, Sabah Lounate, Aimé Pingi
Partenaires : La Mosaïque interculturelle, Musée d’art de Rouyn-Noranda, Théâtre du Tandem, UQAT
L’auteur remercie le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) pour son appui à la réalisation de ce projet.