Femme au front – Véronique Doucet
Date
13 octobre 2023 au 14 janvier 2024
Inauguration : 5 à 7, le vendredi 13 octobre
Lignes de faille, lignes de force
Un texte d’Hélène Bacquet
Depuis vingt-cinq ans, Véronique Doucet façonne une œuvre profondément influencée par sa relation au territoire de l’Abitibi-Témiscamingue. Si cette « région ressource » fournit un sujet à ses créations, elle leur imprime également une dynamique.
La pratique artistique de Véronique Doucet investit en effet les rapports de force politiques et socio-économiques propres à un espace sur lequel tentent de cohabiter activité industrielle, occupation humaine et protection de l’environnement.
Par le langage artistique, Véronique Doucet souligne les frictions provoquées par ces conflits d’usage. L’artiste se saisit des forces économiques et politiques qui sculptent le paysage en réponse aux exigences du marché, elle les condense et en révèle la stérilité. Mue par un militantisme écologiste affirmé, elle ne se contente pas de dénoncer. Elle fait aussi le choix d’éduquer et de réparer.
Les créations de Véronique Doucet soulèvent également la question de la valeur. Lorsque la nature est une ressource, quelle valeur a la vie qui la peuple? Dans l’œuvre de Véronique Doucet, on trouve des êtres vivants, parfois empoisonnés, ainsi que des corps inanimés, tantôt valorisés économiquement, tantôt jetés aux ordures. À travers la création, Véronique Doucet se propose de réinsuffler de la valeur, du sens – peut-être même une forme de vie – à ce que les lois économiques avaient relégué au rang de résidu.
En outre, ses œuvres, ses manœuvres et ses performances questionnent la notion même de nature. À la pensée cartésienne, qui définit l’homme comme « maître et possesseur de la nature », Véronique Doucet oppose une approche spirituelle fondée sur l’interrelation des humains et des non-humains. Dans une région ressource, la nature ne peut se concevoir que comme un réservoir de biens ayant un potentiel d’exploitation. L’artiste, portée par un engagement écoféministe, remet en cause les discours légitimant cet usage de la nature en leur opposant une vision sacrée du vivant. Cette dimension spirituelle offre aussi la possibilité d’une guérison.
À la lumière de vingt-cinq années de création, cette exposition propose un parcours menant des lignes de faille d’un territoire clivé par des usages antagonistes de la nature aux lignes de force d’une œuvre assumant sa volonté d’agir sur le réel.
Du combat à la méditation
Un texte de Jean-Jacques Lachapelle
Ce qui apparaît dans le travail artistique de Véronique Doucet, ce sont les tensions entre l’exploitation des ressources naturelles et les autres usages du territoire en Abitibi-Témiscamingue. Au fil des ans, son œuvre donne à voir la transformation de son action artistique, qui passe du combat à la méditation.
Née à Arthabaska dans les Bois-Francs, Doucet est d’abord choquée à la vue de la pollution qui affecte la nature autour du site minier abandonné Aldermac, situé à Arntfield, près de Rouyn-Noranda. Femme d’action, elle met sur pied une manœuvre artistique de sensibilisation intitulée Aldermac : Plantation minière, qui mènera à la restauration du site par le gouvernement du Québec.
La restauration d’un habitat humanisé, c’est-à-dire accueillant pour l’être humain, est intimement liée à l’idéal d’un habitat sain pour le monde animal. Cette empathie envers le monde animal se révèle dans Autopsie d’une autoroute où des animaux trouvés morts aux abords des routes sont naturalisés et intégrés dans les œuvres.
Les angoisses générées par le constat d’un habitat inhospitalier, doublées de la nécessité de trouver un équilibre intérieur, conduisent l’artiste vers une radicalisation des schémas artistiques adoptés. La méditation, qui avait déjà affleuré dans ses œuvres, notamment dans une série de mandalas, devient un médium en soi. D’abord d’inspiration orientale, ces interventions assoient maintenant leurs préceptes, grâce à la fréquentation des femmes autochtones, sur la pensée d’une Terre-Mère.
La végétation florissante n’est plus seulement un habitat physique, elle devient constitutive d’une matrice nourrissante et guérissante. L’œuvre s’en trouve modifiée. Que ce soit une vidéo prise du haut de la canopée où l’artiste passe 72 heures seule, ou encore une photo où on la voit sur un rocher contemplant un lac, ces moments captés de méditation modifient la perception de la notion du temps. Alors que la frénésie et la surabondance de signaux meublaient les performances de Véronique Doucet, plus proches du monde urbain et animal, ses œuvres récentes affirment une connexion intime et intériorisée avec les éléments de la nature, particulièrement avec le monde minéral.
Si le timbre des clochettes et des vases de méditation avait instillé dans l’œuvre une valeur positive en lien avec les minéraux, bien loin de l’exploitation minière ou encore du bitume autoroutier, ce sont les minéraux à l’état brut qui orchestrent la nouvelle préhension du monde dans les œuvres tardives de Véronique Doucet. Roches, eaux, sèves, de par leur état même, offrent une nouvelle temporalité : la nature saura toujours reprendre ses droits.
Véronique Doucet vit et crée à Rouyn-Noranda depuis une vingtaine d’années. Détentrice d’un Baccalauréat ès arts de l’Université de Montréal, elle poursuit actuellement ses études au Microprogramme de 2e cycle en pratiques artistiques contemporaines à l’UQAT.
Ses œuvres et ses performances ont été diffusées dans des centres d’exposition, des centres d’artistes et des foires d’art contemporain au Canada, aux États-Unis et en France. Depuis 2012, elle enseigne les arts visuels au Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue.
D’inspiration écoféministe, la pratique de Véronique Doucet se propose non seulement de rendre visibles les rapports de force façonnant les corps et les territoires, mais aussi d’agir sur la réalité. Le projet Aldermac : Plantation minière (2005), un dispositif performatif ayant conduit à la réhabilitation d’un site minier orphelin, est emblématique d’un travail de création porté par l’énergie de l’indignation autant que par le désir de guérison.
Hélène Bacquet, co-commissaire
Hélène Bacquet est autrice. Ancienne élève de l’École normale supérieure de Lyon (France), elle est formée en lettres modernes et en études théâtrales. Titulaire d’une maîtrise en théâtre de l’École supérieure de théâtre (UQAM), elle se passionne pour les processus de recherche-création.
À titre de directrice artistique du Théâtre du Tandem, entre 2013 et 2020, elle a accompagné la création de nombreuses œuvres ancrées dans l’imaginaire de l’Abitibi-Témiscamingue. Elle s’est notamment intéressée aux rapports entre la création artistique et le mythe du Nord québécois.
Au printemps 2022, en dialogue avec le Musée d’Art de Rouyn-Noranda, elle a créé l’atelier d’écriture « Sous la lumière du Nord », un parcours de lecture et d’écriture s’appuyant sur des œuvres artistiques de l’Abitibi-Témiscamingue et du Nord-du-Québec.
Jean-Jacques Lachapelle, co-commissaire
Détenteur d’une maîtrise en muséologie de l’Université du Québec à Montréal, Jean-Jacques Lachapelle œuvre au sein d’institutions muséales depuis plus de 25 ans, soit le Centre d’interprétation du patrimoine de Sorel, la Biosphère de Montréal et le Rift de Ville-Marie. À titre de directeur général et conservateur en chef du Musée d’art de Rouyn-Noranda (MA), il veille à établir un équilibre de programmation entre l’art local, l’art autochtone et les arts des Amériques.
Initiateur des Dialogues, une série d’expositions mettant les artistes autochtones de l’Abitibi-Témiscamingue en situation de dialogue avec d’autres artistes, il a mis sur pied des expositions croisées avec des artistes du Mexique, d’Haïti et de Cuba.
Il a été, de concert avec les conseils d’administration du Centre d’exposition de Rouyn-Noranda et de sa Fondation, l’architecte de la fusion des deux organismes, qui a donné naissance au Musée d’art de Rouyn-Noranda. Le mandat de collectionnement de ce dernier a été reconnu en 2020 par le Ministère de la Culture et des Communications.
La publication
Cette publication est co-éditée par le Musée d’art de Rouyn-Noranda et le Centre SAGAMIE, recherche et création.
Textes de : Hélène Bacquet, Sylvie Tourangeau, Maia Morel et Jean- Jacques Lachapelle