Check my point – Maroc/Québec | Randa Maroufi et Martin Beauregard
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RANDA MAROUFI et MARTIN BEAUREGARD
La rencontre avec l’autre, c’est savoir considérer son point de vue. D’où me regardes-tu ? Que vois-tu ? Arrives-tu à me voir ? Martin Beauregard, artiste québécois qui s’est rendu à Casablanca en 2017 et Randa Maroufi, artiste franco-marocaine née à Casablanca et vivant à Paris, se sont rencontrés via Marie Moignard, commissaire française vivant à Casablanca, pour se télescoper, se coloniser, se contaminer. Ces échanges ont produit des allers-retours, des territoires traversés, parcourus ou imaginés, des liens tissés par la parole, la pensée. Ils ont tous trois frotté leurs univers les uns aux autres, ont voulu aller au bout des confrontations pour questionner le changement de point de vue. Le vôtre, peut-être ?
A travers les multiples chemins, réels et virtuels, proposés par cette exposition, le but est de construire un espace mental comme un point de jonction. Une nouvelle carte se dessine alors, entre la frontière de l’Afrique et de l’Europe, entre ces zones de territoires francophones que sont le Canada, le Maroc et la France, entre des territoires tangibles et des mondes inventés.
Prenant pour sujet l’enclave espagnole de Sebta dans le nord-ouest du Maroc, un petit bout d’Occident en terre d’Afrique, Randa Maroufi recrée les contours d’un système répressif, inégalitaire, qui restreint les libertés. Ce point de passage est d’abord celui d’un transfert bien particulier de marchandises, portées par des « femmes mules » comme on les appelle. D’ordinaire réduite à leur rôle de porteuse, elles portraiturées comme des stars de gangsta rap par Randa Maroufi, d’habitude parties prenantes d’un système qui les obligent à franchir plusieurs fois par jour la frontière, chargées de dizaines de kilos sur le dos. À l’image de Nabila et Keltoum, ces femmes fières et puissantes reprennent possession de leur corps par la photographie.
Cette zone de transit incessant est aussi le territoire d’un transfert d’imaginaires qui remplissent les têtes, pour finir par se heurter sur un mur. Les harragas, ou « ceux qui brûlent » (leurs papiers, la ligne de démarcation, leur vie souvent), jeunes candidats marocains à l’immigration clandestine, rejoints par de plus en plus de nationalités subsahariennes depuis quelques années.
Comment parler de ces multiples récits personnels où l’histoire coloniale se télescope avec les conflits contemporains ? Le point de vue de Randa Maroufi est frontal tout en restant à distance : elle recrée le réel pour mieux le documenter. Par un long travelling à la verticale, elle force à observer dans son film Bab Sebta la chorégraphie immuable des corps, tantôt en mouvement, tantôt contraints à l’immobilité, et l’écosystème de la précarité qui a fini par devenir le quotidien de la frontière.
De la même manière, l’installation Por donde va la cola ? (Jusqu’où va la file ?) entremêle éléments du réel que sont les véritables dalles du sol de la frontière et la représentation imagée du temps qu’il faut pour la franchir par l’inscription de messages issus des réseaux sociaux, renseignant sur la longueur de la file d’attente. Ce chemin qui maîtrise le corps et l’œil du spectateur dans l’espace témoigne de la terrible accommodation à un territoire formaté, par le biais d’outils numériques.
Libres, le sont-elles les œuvres d’art autonomes de Martin Beauregard ? Dictées par les fluctuations de données chiffrées, elles vivent comme notre monde sous la menace de l’intelligence artificielle. La vidéo Les particules repose sur le principe du cinéma algorithmique pour composer des paysages imaginaires, gagnés par l’angoisse et l’absurde, où plane une atmosphère hostile. Des fumées rouges disent l’urgence d’une planète au bord de l’asphyxie, tandis que des figures humaines hybrides réduites à l’état d’une paire de jambes avancent à reculons, et n’ont dans leurs têtes que les objets qu’elles emportent ou qu’elles ont dû laisser. Si Martin Beauregard évoque ici les flux migratoires autant que commerciaux, il induit que dans ce système, l’humain finit par avoir la même forme qu’une marchandise. Mais en-t-il la même valeur ?
De ce monde pris de vertige, au bord de la chute, Martin Beauregard questionne les fondations. Par le biais d’une architecture fragile, précaire, qui abrite autant qu’elle expose. Son installation monumentale Building in the Flux parasite volontairement la perception rassurante du bâti pour créer un refuge temporaire. Un échafaudage de bois recouvert d’argile est colonisé par des sculptures en plastique biodégradable, réalisées avec une imprimante 3D. Mêlant nature et culture, leur couleur blanche – sans information – rajoute encore à l’étrangeté de ces « nids », ces Villes Migratoires qui fusionnent habitat animal et humain. Les Souliers, quant à eux, ne sont pas faits pour marcher. Ils s’agrippent, se retrouvent emprisonnés par la matière pour finir par se faire engloutir. A l’image de ces chemins empruntés par ceux qui refusent leur avenir, et préfère s’en inventer un autre. Quitte à s’y perdre.
Au-delà du check point de la frontière et notre propre horizon, l’exposition Check My Point revient à considérer le point de vue qui n’est pas le sien, pour atteindre le point de non retour, là où le regard bascule, là où la rencontre advient. Là où tout peut arriver.
Marie Moignard, commissaire de l’exposition
Bab Sebta (La porte de Ceuta)
Un film écrit et réalisé par Randa MAROUFI
Image: Randa Maroufi, Bab Sebta (La porte de Ceuta), vidéo, 2019.
Ceuta, enclave espagnole sur le sol marocain, est depuis l’indépendance du royaume le théâtre d’un trafic de biens manufacturés qui, transportés à pied d’un côté à l’autre de la frontière, sont exemptés de taxes et vendus au rabais dans les villes du nord du Maroc. Cette géographie donne lieu à une expérience bien particulière pour les personnes qui y « travaillent » : un parcours cyclique qui semble sans fin, de la sortie du territoire marocain jusqu’aux khzayenes (immenses magasins de marchandises limitrophes) de Ceuta, et inversement des khzayenes jusqu’à l’entrée du territoire marocain.
Le film Bab Sebta (La porte de Ceuta) se présente sous la forme d’une vidéo expérimentale, librement inspirée de la tension ressentie à la frontière de Ceuta. Il nous invite ainsi à effleurer un instant l’étrange réalité qui est celle de la ville. Dans un dispositif théâtral et nu, et en m’inspirant de ce j’ai pu observer lors de mes multiples passages de la frontière effectués à pied ou en voiture, je reconstitue certains moments inspirés de situations précises qui se déroulent à cet endroit. J’y mets en scène des personnes qui y travaillent réellement.
– Randa Maroufi, 2017.
Building in the Flux of the Migration et
Villes migratoires/Cities of Migrants
Une installation de Martin Beauregard
Le nouveau corpus de travail de Martin Beauregard s’élabore en temps direct dans l’espace d’exposition. Les prototypes réalisés en laboratoire servent de matrices réflexives à une installation qui emprunte son organisation aux camps de réfugiés ou aux quartiers de squatters migrants. Beauregard y tente une projection constructive du phénomène de la migration. En installant des imprimantes 3D en action, il déploie sous nos yeux la métaphore percutante d’une ville en construction, les imprimantes 3D étant une version nouvelle des grues de construction.
La question de la construction des nouvelles villes contraintes dans leur essence à s’adapter aux flux migratoires et aux changements climatiques est au cœur de cette mise en espace. L’espace réel de l’exposition reprend et réalise en somme l’espace fictionnel des environnements numériques conçus par Beauregard et dont on peut apprécier la qualité dans la projection offerte de cette matrice virtuelle. Un travail sonore minutieux s’imbrique dans cette vision fictionnelle.
Née en 1987 à Casablanca, Randa Maroufi est diplômée de l’Institut National des Beaux-Arts de Tétouan (Maroc), de l’École supérieure des beaux-arts d’Angers (France) ainsi que de Fresnoy – Studio national des arts contemporains (France). Elle vit et travaille à Paris. Randa Maroufi s’intéresse à la mise en scène des corps dans l’espace public ou intime. Sa démarche, souvent politique, revendique l’ambiguïté pour remettre en question le statut des images et les limites de la représentation. Son travail, qui se traduit essentiellement à travers la photographie, la vidéo, l’installation, la performance et le son, a été présenté lors d’événements d’art contemporain et de cinéma majeurs, notamment à La Biennale de Marrakech (2014), aux Rencontres de Bamako (2015), au Festival international du film de Rotterdam (2016), à la Videonale (2017), à la Biennale de Sharjah (2017), à la Biennale de Dakar (2018) et la Biennale de Mercosul (2018). Son film Le Park a reçu une vingtaine de prix et fait partie de la collection du Centre national des arts plastiques de Paris. En 2017 et 2018, Randa Maroufi a été membre artiste à la Casa de Velázquez — l’Académie de France à Madrid.
Martin Beauregard est artiste et chercheur. Il a développé, depuis une dizaine d’années, un corpus d’œuvres interdisciplinaires à partir duquel il interroge le phénomène migratoire dans une perspective à la fois esthétique et écosophique. Ses recherches-créations ont été présentées dans une quarantaine d’expositions, notamment au MA, musée d’art de Rouyn-Noranda, au Musée des beaux-arts de Montréal, au CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux, aux Rencontres internationales Paris-Berlin, à Location One de New York et à Ashahi Art Square de Tokyo. Il détient un doctorat en arts et musicologie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et un doctorat en études et pratiques des arts de l’Université du Québec à Montréal. Il est également professeur-chercheur-créateur, depuis 2014, à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue.
À partir de ces réalisations récentes, telles que L’impossibilité d’une ile (2017) et Les particules migratoires (2018), l’artiste pose un regard sur la complexité de la crise migratoire dans sa relation aux échanges de données, à l’évolution des marchés et aux changements climatiques. Il qualifie ses œuvres « d’écosystèmes virtuels auto-évolutifs » pour définir la dimension imprédictible du système informatique, ainsi que des paysages et des êtres qui l’habitent; ceux-ci se transforment, se mutent, modifient leur comportement sous l’influence de données financières et climatiques captées sur le web en temps réel. Ils emportent, dans un cycle de vie et de mort, la mémoire de migrants clandestins et une part de leur dessein.
D’une autre manière, dans l’œuvre Another Day After Eternity (2017), l’artiste récupère des images d’archives d’attentats terroristes issues de l’actualité et des médias sociaux; ces images sont recontextualisées et remédiatisées dans un environnement 3D. La migration des images et des sons est au cœur de ce travail porteur d’une réflexion sur la mémoire traumatique à l’ère des humanités numériques. Enfin, les œuvres les plus récentes, Building in the Flux of Migration (2019) et Villes migratoires/Cities of Migrants (2019), témoignent de l’aboutissement de cette synergie inédite entre les arts et les sciences qui fait aussi la singularité de l’artiste. Ce corpus d’œuvres aborde le thème de la migration, cette fois, dans sa relation à l’architecture et à l’écologie. Il en résulte des sculptures et des installations pour penser les conséquences des changements climatiques sur l’environnement et sur l’humain.
Historienne de l’art spécialisée en art contemporain et en photographie, Marie Moignard est diplômée d’un Master 2 Recherche en art contemporain de l’Université la Sorbonne de Paris. Elle est l’auteure du premier livre de référence Une histoire de la photographie marocaine paru en 2010 chez Malika Éditions (Casablanca).
Installée au Maroc depuis 2013, elle est journaliste et critique d’art pour la revue d’art contemporain Diptyk. De 2013 à 2016, elle a créé et animé les « Tchats Photo » à l’Institut français de Casablanca, un rendez-vous mensuel avec le public autour de la photographie. Elle intervient également en tant qu’experte, comme pour Pierre Bergé & Associés lors de la vente « Photographies africaines » (23 novembre 2010, Bruxelles), et pour les États généraux de la Culture présentés par l’association Racines au Ministère de la Culture du Maroc en 2014.
En 2011, elle collabore avec la Fondation arabe pour l’image afin de recenser le patrimoine photographique du Maghreb dans le cadre du programme MEPPI (Middle East Photographs Preservation Initiative). Elle donne régulièrement des conférences sur la photographie marocaine, notamment au Musée du Quai Branly (Biennale Photo Quai), à la plateforme pour la création photographique Le Percolateur à Marseille et au MoHO (Moderne Heritage Observatory) à Rabat.